Les Contemporaines, ou Avantures des plus jolies Femmes de l'âge présent. Introduction.
Je me réserve de parler, lorsque je serai Vieillard ; car alors on est paresseux d’écrire. C’est un pénible travail que d’écrire ! S’il n’était quelquefois accompagné de plaisir, il serait au-dessus des forces de l’Homme.
Permettez, honorable Lecteur, que je vous rende compte de la manière dont me sont parvenues les Nouvelles que j’ai rassemblées pour votre amusement. Lorsque j’aperçois quelque jolie Personne, je suis curieux de la connaître, à proportion de sa beauté. J’y réussis facilement : un Particulier fort répandu, qui m’a pris en affection, je ne sais pourquoi, mais sans doute parce qu’il me suppose quelque talent, & qui m’aime en raison du bien que son imagination exaltée lui dit de moi, fait les informations, & me donne ensuite les résultats de ses recherches (1).
Quelques-uns de ses canevas restent tels qu’il me les donne ; j’ai désigné ces Nouvelles à la Table par la lettre (N***). Vous ne verrez donc ici aucune Avanture, honorable Lecteur, que la Belle qui en est l’Héroïne, n’ait fait naître l’idée de l’écrire. C’est la raison du titre que j’ai choisi.
Maintenant voici mes motifs pour mettre sous vos yeux des évènements journaliers, qui se passent dans l’intérieur des Familles, & qui par leur variété autant que par leur singularité, vous serviront à anatomiser le cœur humain. Si vous êtes retiré à la campagne, vous serez charmé, à vos moments de loisir, de vous amuser à lire une Histoire véritable, courte, dont les faits n’ont point ce sombre terrible des Livres anglais, qui fatigue en attachant ; ni ce ridicule papillonnage des Brochures françaises ordinaires ; ni le ton langoureux & soporatif de ces Romans prétendus tendres, tous jetés dans le même moule ; ni ces échasses mal-proportionnées, que donnent à leurs Héros les Romans de Chevalerie. J’ai depuis longtemps quitté cette route ; & pour m’en frayer une autre, j’ai suivi, moins l’impulsion de mon propre goût, & la tournure particulière de mon esprit, que la vérité.
Dès mon enfance, en lisant des Romans, j’eus envie d’en faire ; mais sentant bien qu’il manquait quelque chose à ceux que je lisais (c’était surtout ceux de Mᵐᵉ De Villedieu) & que ce quelque chose était la vérité, j’imaginai que si jamais j’avais le talent d’écrire, il faudrait prendre une route nouvelle, & ne point prostituer ma plume au mensonge.
À la vérité, je n’ai pas toujours tenu ce sage propos : mais dès que j’ai eu calmé le premier trouble, & l’espèce d’ivresse que jette nécessairement dans l’âme la profession d’Auteur, je suis revenu aux premières résolutions de ma jeunesse, & je n’ai plus voulu écrire que la vérité. J’ai été l’Historien de Personnages, dont je n’ai menti que le nom : encore, m’est-il quelquefois arrivé de l’employer, surtout lorsque mes Héroïnes, victimes d’un sort contraire, avaient été des modèles de vertu.
Mais quelques-unes ne l’ayant pas trouvé bon, j’aurai soin par la suite de ne jamais nommer, à moins d’en avoir une permission formelle.
Peut-être m’objectera-t-on, — Que mon titre, Les Contemporaines, ne paraît pas rempli à certains égards ; puisqu’il est une infinité de Jolies-femmes connues, dont je parais ne rien dire.
Je vous prie, honorable Lecteur, d’avoir cette vérité présente, Que mes Personnages sont connus ; que vous les avez sous les yeux ; mais que les faits que je raconte étant particuliers, ils sont ignorés.
J’ai pris mes Héroïnes dans toutes les conditions, à l’exception des plus basses, que j’ai presque absolument négligées, puisque dans le grand nombre de Volumes dont cet Ouvrage sera composé, il s’en trouve à peine quatre où les Héroïnes soient bien décidément de l’avant-dernière classe (2).
Toutes les autres Nouvelles, sont prises ou dans les conditions élevées, ou dans la classe moyenne des Citoyens, dans cette classe, je le répéterai dans tous mes Ouvrages, où se rencontre l’Homme par excellence.
Je ne dis pas ce que vous venez de lire, honorable Lecteur, pour me justifier : À mes yeux, toutes les conditions sont remplies par des Hommes, quoi qu’en disent M.rs les Ducs, les Marquis, les Comtes & les Barons, & toutes sont dignes d’être observées : mais on m’a reproché d’être bas dans le choix de mes Personnages. Je dois me laver de cette inculpation, & voici ma réponse : Celui ou Celle qui pensent ainsi, par là-même sont au-dessous des plus bas de mes Héros (3) ….
Je dois cependant avouer, qu’il m’est arrivé de transposer les conditions, & d’en donner une fort-commune à des Personnages relevés : la raison en est simple, je veux peindre les mœurs, & non désigner les Personnes.
Une autre accusation, c’est de ne pas travailler assez mes productions. Certainement j’ai eu tort, toutes les fois que je ne l’ai pas fait, lorsque l’importance de la matière l’a exigé : mais je ne conviendrai pas volontiers, que j’aie dû sécher sur des Bagatelles. Personne d’ailleurs ne donne moins d’importance à mes Productions que moi-même. Aussi, dans le cas d’une critique, même violente, je puis toujours dire que le Critique en juge encore plus favorablement que je n’en pense. Ordinairement en achevant de lire la dernière épreuve d’un Ouvrage, je vois assez-bien comment il aurait fallu le faire. J’en sens vivement tous les défauts ; je me résigne, & je m’attends toujours à plus de mal qu’on n’y en relève. - Encore un mauvais Ouvrage ! me dis-je tout bas ; il faut tâcher de faire mieux (4) -. Je crois l’avoir fait dans les Écrits qui me restent à publier : je les travaille avec tout le soin que demande l’importance de la matière, & c’est par eux seuls que j’espère me donner un genre, me faire un nom, & mériter l’estime de mes Concitoyens.
J’ai cru, honorable Lecteur, qu’il n’était pas inutile que j’eusse ce petit entretien avec vous, avant que de mettre sous vos yeux les Nouvelles, qui doivent composer cet Ouvrage.
Je donne le nom de Nouvelles, à des Histoires récentes, certaines, ordinairement arrivées dans la décade présente. Elles devaient entrer dans un autre Ouvrage, qui ne sera plus composé que de Diatribes : c’est-à-dire, de morceaux pleins de chaleur contre les abus. Indigné d’avoir été trompé par le vice, & reconnaissant enfin qu’il n’y a d’aimable que la vertu, je prépare cet Ouvrage contre les préjugés destructeurs de la félicité des Hommes : Il est écrit avec toute la véhémence de Juvénal : je n’ai pas trouvé que l’enjouement & l’ironie convinssent ; ce ton n’est propre que pour combattre les ridicules.
Je donne vingt-huit Nouvelles, dans ces Quatre Volumes. Les sujets à traiter, & les faits déjà rassemblés, vont à cent-une Histoire principale (5). J’ai plusieurs sujets doubles, qui pourraient être traités d’une manière absolument différente, sous les mêmes titres, &c. : mais comme je préférerai toujours les faits les plus saillants, j’invite les Personnes qui auraient des traits remarquables à publier, à m’en faire parvenir le simple canevas ; c’est-à-dire, les principaux événements : une page ou deux suffiront, lorsqu’on ne voudra pas détailler davantage.
(1) Il est mort la nuit du 29 au 30 mars 1779. (Joly
(2) Ces Volumes renfermeront les Contemporaines-de-commun, & commenceront au XVIIᵉ.
(3) Richard Sauvage, établit solidement cette belle vérité, dans son Poème intitulé, The Publick Spirit.
(4) Un Particulier de beaucoup de goût, ayant lu La Malédiction paternelle, mit derrière l’Estampe : La Malédiction de l’Auteur : « Si mon Ami avait vécu, il lui aurait écrit : Nous pensons précisément de même sur mon Ouvrage : mais est-il défendu à un Auteur de ramasser un peu à la hâte les matériaux d’une Production éphémère, qui ne doit amuser qu’un jour ! » Au reste, La Malédiction paternelle peut être dans un sens La Malédiction de l’Auteur, puisqu’il y décrit son Histoire : mais il n’en est pas moins vrai que dans cet Ouvrage, dont je suis l’Éditeur, il y a d’excellents morceaux ; & si tout n’est pas de la même force, c’est qu’on ne commande pas aux évènements de la vie : elle s’est ainsi passée. (M.rs les Journalistes ont depuis apprécié cet Ouvrage avec une justesse & une justice auxquelles je rends hommage.)
(5) Cette dernière expression signifie, qu’il y a souvent plusieurs Nouvelles sous la cote d’une seule : on s’en convaincra en jetant les yeux sur la Table : par exemple, Les Sœurs jalouses forment trois Nouvelles distinctes ; Les Six âges de la Fille, en composent six, qui n’ont aucun rapport entre elles, que celui de la gradation des âges : La Morte-vivante & Le Mort-vivant sont deux Histoires distinctes, sous un seul chiffre numéral, &c.
Numérisé sur l'édition de 1780 (seconde édition augmentée de notes).Par Bertrand Hugonnard-Roche | 18 mars 2025
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