Paris ! séjour tout à la fois de délices et d'horreur ! (...)

"Paris ! séjour tout à la fois de délices et d'horreur ! tout à la fois gouffre immonde où s'engloutissent les générations entières et temple auguste de la sainte Humanité ! Paris, tu es l’asile de la raison, de la vraie Philosophie, des mœurs, aussi bien que la patrie du Goût et des Arts ! O Paris ! tu réunis tous les extrêmes ! Mais le bien est dans ton enceinte encore plus facile à faire que le mal. Reçois mon hommage, Ville immense ! Jadis les Nations subjuguées de la rampante Asie, élevèrent des temples et des autels à la Ville de Rome ; Paris ! tu les mérites mieux que cette Destructrice superbe : elle enchaîna les Peuples et tu les éclaires, tu les égaies, tu les pares. Qui croirait à entendre réciter ton nom dans les Climats glacés du Nord où seul il donne l'idée de la joie, qu'il y a dans ton sein des Cafards, des Misanthropes, des Hypocrites, des Superstitieux, des Tyrans, des Fanatiques, des Préjugistes, qui pensent qu'il est des Hommes plus qu'Hommes et des Hommes moins que les Brutes ! Oh ! qui le croirait ! Semblable au Soleil, ô Paris, tu lances au dehors ta lumière et ta bienfaisante chaleur ; tandis qu'au dedans tu es obscure et peuplée de vils animaux. Cependant, n'es-tu pas le divin séjour de la liberté ? N'est-ce pas dans ton enceinte, où moi, pauvre Homme, je coudoie hardiment le Duc-et-Pair ; où j'ose respirer le même air et goûter dans le Temple des Beaux-Arts les mêmes plaisirs que la Souveraine ? (Souveraine auguste ! continue de consoler l'Humanité : tes plaisirs sont des bienfaits, ils augmentent, ils ennoblissent les nôtres ; goûte les, ils ne font que des Heureux : ah ! respirer le même air que toi, c'est respirer le bonheur même) ! Ainsi, ô Paris ! tu m’agrandis à mes yeux, tu me consoles, et l'Homme, longtemps avili par les préjugés des Sots se retrouve chez toi dans son originelle dignité ! ... Qu'entends-je, chez le vil provincial ? non chez le Gentilhâtre seulement, fier de ses vains titres, mais chez le Bourgillon sorti d'hier de la fange où rampent encore ceux qu'il méprise ? : – Comment ? ce n'est que la Fille d'un Cordonnier, et cela se donne des airs d’être propre, d'avoir une coiffure !... Ils vont, et je l'ai entendu, jusqu'à dire, d'être jolie ! Infâmes, seuls Êtres vils Nature, que vous dégradez, apostats, et de votre Religion, qui prêche l'égalité, et des lois de la nature, et du droit des gens, et des principes de la raison et du bon sens ; Infâmes ! cette Fille n'est-elle pas fille d'un Homme ? est-elle Fille d'un Singe, d'un Ours ou d'un Chien ! O malheureux ! elle viendra peut-être (et je la désire malgré les maux dont elle serait accompagnée, je la désire pour vous punir), elle viendra peut-être cette révolution terrible où l'homme utile sentira son importance, et abusera de la connaissance qu'il en aura (et cette manière de penser serait plus naturelle qu'aucune de celles que la mode a mises en usage) ; où le Laboureur dira au Seigneur : - Je te nourris, je suis plus que toi, Riche, Grand, inutile au monde, sois moi soumis ou meurs de faim. Où le Cordonnier rira au nez du petit-maître, qui le priera de le chausser, et le forcera de lui dire : - Monseigneur le cordonnier, faites-moi des souliers, je vous en supplie, et je vous paierai bien. - Non, va-nu-pieds, je ne travaille plus que pour celui qui peut me fournir du pain, des habits, de l’étoffe, du vin, etc. Malheureux Provinciaux, vils Automates, insensés Préjugistes, qui flétrissez les Gens utiles, qui les forcez de languir dans l'isolement et le mépris, que je vous hais ! Vous haïr ! c'est trop vous honorer ; non, que je vous méprise ! que vous me faites de pitié !... Qu'on ne croie pas que ce préjugé n'ait que des effets insensibles ! Voyez-le à Arras flétrir de Rugi. Le Fainéant Toulousain, plus paresseux que l'Espagnol, sèche orgueilleusement de misère, avec son titre de bourgeois, plutôt que de mettre la main à l'ouvrage, pour s'alimenter lui-même et pour l’État. J'ai vu dans la bicoque de Noyers, une famille riche, abandonner, renoncer un de ses Membres, parce-que pauvre, il s'était fait Potier-d'étain pour subsister ; ce fut une tache ineffaçable ; il fut pour eux au dessous des Siripères de l'Inde ; il fallait mourir orgueilleusement sur son fumier. Une autre bicoque, c'est Joigni, porte ce préjugé destructeur plus loin encore : L'Oisiveté, ce vice abominable, l'Oisiveté, mère des Vices, y est publiquement encensée ; elle y a un temple, des autels, des ministres ; c'est la Déesse tutélaire, et quiconque ose la blasphémer par le moindre acte de travail, est aussitôt flétri, dégradé ... à moins que ce travail ne soit de ceux qui sont nuisibles à la Société : l’avantageux Avocat peut y exercer avec honneur ses talents cauteleux : le tortueux Procureur peut y égarer le facile Campagnard dans l'inextricable labyrinthe de la chicane. Mais le trône de ce préjugé infamant semble établi chez le grossier Au-rois : c'est-là que le stupide Bourgeois, malgré sa gourmandise, aime mieux se mettre à-demi-ration, pendant neuf mois de l'année, que de faire une œuvre utile : C'est-là, que sous un habit aussi sec que son corps exténué, il promène orgueilleusement sa misère autour de ses vignes, que le malheureux vigneron cultive à crédit. Une Fille d'Artisan, exerçant elle-même une profession utile, vient-elle à passer devant leurs Femmes ou leurs Filles, aigries par la misère, hommasses méchantes, elles envient son air riant, la fraîcheur de son teint et l'apostrophent tout haut d'un Voyez donc c'te Guenon, c'te Salope ! ça se reguingue ! eh-ben ! eh ben ! ça ne fait pas gémir ! Gémir, oui, malheureuses Tribades ! votre orgueil, votre basse fierté, votre insolente misère, votre infâme inutilité, votre infernal égoïsme !...., O Paris, tes citoyens paisibles et bonaces ne sont point dévorés de ces passions viles et c'est dans ton sein qu'est établie la Société, digne de l'âge-d'or, dont je vais tracer le tableau."

Les Contemporaines. Les 20 Épouses des 20 Associés. Nouvelle 10.

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